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Gare à l'eau qui dort n°83 - Le Roi déchu !
Gare à l'eau qui dort n° 83
LE ROI DECHU !
Piano, la Dispute de Yann Tiersen
- "Ida, calmez vous, tout va rentrer dans l'ordre, maintenant... Laissons Lou se reposer." la coupa doucement, tendrement Louise qui la connaissait si bien...
Venez tous préparer la table... Tout ira mieux autour d'un bon repas....
Lou, va donc voir ton grand père, vous serez plus tranquilles dans sa chambre pour bavarder... Ménage-le, ma Chérie, son grand âge le fragilise........" (Episode précédent - cliquez sur la phrase)Elsa accompagna Lou jusqu'à la chambre du grand père en la prévenant doucement :
- "Il passe ses jours à ruminer, à fulminer, à grogner, avachi dans son fauteuil dans sa chambre, refusant d'en sortir, même par beau temps ! Curieusement, il n'a plus que mépris pour le genre humain. Pauvre homme ! Il ne s'est jamais habitué à tes manières libres, ma Lou, et puis tu lui manquais trop !
En fait, je crois qu'il est perdu, humilié, dépassé par sa vieillerie qui l'empêche de marcher, même avec ses cannes. Louise lui a acheté un coûteux fauteuil roulant électrique qu'il peut manoeuvrer à sa guise, aussi bien dans la Maison que dans le Domaine. Des rampes spéciales pour handicapé sont installées partout, les allées du Parc ont été goudronnées...
Mais il se comporte comme un roi déchu ! Tout le décourage ! Rien ne le satisfait ! Du coup, Marc et Manon se sont envolés, on n'a plus de leurs nouvelles. Seuls ses amis fidèles du golf viennent le visiter. Tom, Pierre et Regan le sortent jusqu'à leur sacro-saint "Gentlemens Club". Ils ont toujours leur fameux WC, tu sais, mais maintenant il fait un peu ringard !Tiens, Louise a embauché un sympathique infirmier, un véritable gaillard flegmatique qu'on apprécie beaucoup. Il reste aux ordres de Monsieur Henri et loge dans le petit appartement des fugueurs. Enfin, à notre grand soulagement, Monsieur Henri l'affectionne et surtout, le respecte ! L'infirmier se nomme Roland, mais Monsieur Henri le surnomme "le Titien", car il peint, et fort bien je t'assure, à ses heures perdues.
Je t'avoue franchement que Roland et moi, nous avons le béguin l'un pour l'autre. A mon âge, Lou ?! On se voit quand on peut en cachette. Tom nous aide souvent à nous échapper.
Heureusement qu'on a Tom, tu sais ! Louise est souvent très fatiguée, elle est trop soucieuse. Elle parle de prendre déjà sa retraite et de vendre l'Agence. Enfin, c'est la vie ! Allez, Lou, je te laisse à ton grand père : courage ma belle et à de suite.
Lou frappa à la porte de la chambre de l'ours.
- "Entre ! " hurla le grand père qui l'attendait. Il avait entendu les bruits du Hall d'entrée.
Roland, l'infirmier, se tenait sous la lampe, près du solitaire et lui faisait la lecture du journal. Il replia soigneusement l'hebdomadaire, le posa sur un guéridon et se leva à l'arrivée de Lou. Aux premiers regards, ils furent amis !
- "Alors te voilà, toi ? Tu déboules sans prévenir et tu flanques une belle pagaille dans la Maison ? Mais où étais tu donc passée, toutes ces années ? Ne reste pas sur le seuil, rentre donc ! Attends avant de m'embrasser, j'ai gros sur le coeur ! Assieds toi, ne reste pas debout !
J'ai ouie-dire que tu t'étais entichée d'un mauvais garçon ? J'ai du en avaler des couleuvres, des remarques perfides, à cause de ton inconduite dans des lieux de perdition. Ces fichus nouveaux lieux de pèlerinage pour les jeunes....
Digne fille de ton père !"
Agacée par cet accueil inamical, Lou le coupa lestement, décidé à ne plus employer le vouvoiement ni les termes imposés depuis l'enfance. Plus rien ne lui faisait peur, désormais, pas même ce vieux grincheux sec et voûté aux cheveux blancs clairsemés dont le crâne dégarni luisait sous la lampe allumée.... Lui qui s'entichait du premier joli minois passant devant lui, autrefois, allait-il lui faire la leçon ?
- "Et de toi aussi, grand père, il me semble ! tu ne te gênais pas pour fricoter à ton aise, malgré tes liens de mariage avec grand mère, non ?"
Estomaqué, le grand père la scruta de ses petits yeux qui frétillaient derrière d'affreuses et larges lunettes carrées corrigeant désormais la fuite du temps. Il semblait plus amusé que furieux.
Ainsi Grand papa s'affublait de verres correcteurs ? Ils lui mangeaient tout son maigre visage. Déroutantes prothèses qu'il remontait sans cesse d'un coup sec sur son nez, signe d'un désarroi profond. Lou n'en revenait pas ! Lui qui n'avait que mépris pour tout attribut annonciateur de déchéance.... Mais pourquoi ces lunettes griffées ostentatoires ? Sorte de bravade ? Réaction de défi, de compensation ? Ostentation de la déchéance physique et de ses misères ?
- "Quelles affreuses lunettes, grand père ! Elles datent ! Tu as des moyens plus modernes à ta disposition, désormais !" l'attaqua sans ménagement Lou.
- "La vieillerie est semée d'embûches, ma petite" marmonna le vieillard, abasourdi, en guise d'excuse. "Elle est comme un rouleau compresseur qui nivelle aspirations et ambitions ! Tu verras, ça vient vite, la vieillerie ! La jeunesse se fiche éperdument du temps qui file, mais elle use sa santé sans discernement..."
Elsa avait raison ! Grand père préférait se retirer seul dans sa chambre, à l'écart du groupe familial, parce qu'il n'acceptait pas de perdre la face. La fuite du Temps avait un goût amer, elle l'acculait à devenir un incapable. C'était une offense à sa dignité, il avait perdu son prestige. Alors il se retirait du jeu social.
Comportement théâtral qui semblait irrationnel et pathologique pour les autres, excentricité, incartade ? Mais comportement qui traduisait une terrible crainte diffuse à l'égard des autres, tant il se sentait démuni. Puis, peut être aussi peur de l'Invisible !!! A son âge, on ne compte plus les années, on décompte celles qui restent à survivre !
Roland fit soudain le clown derrière le vieillard afin de dérider Lou, qu'il jugeait trop sur la défensive. Elle éclata de rire. Monsieur Henri tourna son fauteuil avec une dextérité d'habitué et fit face à l'insolent. Roland mima l'innocence...
- "Ne vous effrayez pas, Mademoiselle Lou, Monsieur grogne mais ne mord pas !
Monsieur Henri, j'entends votre estomac qui réclame. C'est l'heure du Dîner Mademoiselle....
- "Lou suffira !" l'interrompit brusquement la jeune femme en souriant
- "Lou est bien pâlotte, n'est ce pas, elle doit avoir faim. Dois-je vous conduire à la Salle à manger ?"
Le grand père ne lui répondit pas ! Quelque chose le tracassait ! Il fit virevolter à nouveau son fauteuil et fixa Lou de son regard narquois :
- "Un dernier point à régler, Roland ! Le Dîner attendra ! Lou, je n'ai rien dit à ta mère, elle ne semble pas au courant de tes frasques. Mais Tom l'est ! Ses riches clients ont des antennes partout !
Je bichonne mes vieux copains et ils me le rendent bien. Nous restons connectés, ils viennent me voir. Certains se gaussent de tes aventures nocturnes.... Paris n'est pas au bout du monde, tout de même, surtout avec les moyens de transports actuels. Tu aurais du y penser ! '"siffla l'intraitable "Je te suggère de la mettre rapidement au parfum avant que d'autres ne le fassent !
Enfin, faut bien que jeunesse se passe ! Ta mésaventure est sans doute délectable pour certains. Ce n'est pas le scandale qui m'importe, mais la médiocrité de ton histoire. Se fracasser pour un sale type, franchement ! Enfin, quoi !"
Il grommela comme pour lui-même :
- "Ce paradis factice des boîtes de nuit ! Quel monde dans lequel se vautre la jeunesse. Attends quand la vieillerie les rattrapera, tiens !
Il la scruta d'un air sévère :
- "Ta curiosité est à la hauteur de ta bêtise, ma petite ! Tâche de ne plus gâcher ta vie ! Ces boîtes de Pandore ne sont que déconvenues et amertume. J'ai vécu, moi aussi, je sais, maintenant..."
Lou ne sut que répondre. Il avait raison ! Elle finit par maugréer, pour faire bonne figure :
- "C'est trop facile de juger après coup, grand père ! Il me semble, en effet, que ta jeunesse ne vaut guère mieux que la mienne, non ?"
Le regard du vieillard se durcit soudain... Il tourna la tête. La mâchoire crispée, il lui répliqua sèchement :
- "C'est vrai ! Mais sache bien qu'on en finit jamais d'en subir les contrecoups ! Toute la misère d'une vie détruite parfois par un évènement qui peut paraître banal sur l'instant, mais qui prend une importance capitale par la suite. Crois en mon expérience ! As-tu seulement pris conscience de ta valeur, Lou ?"
- "Alors, je suis la honte de la famille, si je comprends bien ?"
- "Non, mon petit ! C'est beaucoup plus sérieux que ça ! Tu peux y contribuer quand même d'une certaine façon , la Famille subit les conséquences de nos actes, non ?"
Lou ne répondit pas ! Atmosphère bizarre, électrique, qui hérissait son hypersensibilité. Les raisonnements de son grand père rejoignaient les siens, dessinaient l'avenir. Elle comprit à quel point il disait la vérité !
L'ombre de son père plana soudain sur la Maisonnée !
Roland lui fit signe de ne plus insister. Elle obtempéra d'un signe de tête.
Dans cette Maison, il fallait se résigner à ne parler, à ne penser qu'au Passé ! Rien, pratiquement, n'avait bougé ! Ils vivaient tous depuis toujours dans une époque révolue. Ils ne comprenaient rien au monde actuel ! Curieux détachement envers les nouveautés ! Elle haussa les épaules, écrasée par le poids du passé.
- "Petite" reprit doucement le grand père qui se voûta, les yeux baissés. "Les jeux amoureux ne sont plus de mon âge, mais j'en garde un souvenir vivace, ébloui ! C'était des moments délicieux et charmants. J'étais un polisson, tu as raison, mais je m'en moquais bien ! Sauf que la vie des miens en a sérieusement pâtie ! Ta mère surtout ! Je restais centré sur mon plaisir, mon bon plaisir !
On ne peut pas bâtir son bonheur sur le malheur des autres. Quand tu arrives à la fin de ta vie, cela te saute à la figure ! Oui.... oui, te saute à la figure et te prend à la gorge ! Rien ne peut plus te sauver de cela, rien, mon petit, rien... "
Ils sursautèrent !
On toquait à la porte d'entrée du Château. Des voix joyeuses se firent entendre. On claironna à plusieurs voix enfantines une curieuse ritournelle !
- "Elle est où, Lou ? Elle est où, Lou ?"
Des pas claquaient sur le carrelage et s'impatientaient !
"Ah, les petits sont là ! Heureusement qu'ils me sont restés, eux !" s'exclama le vieil homme têtu dont le visage se dérida soudain.
- "Hé bé ! Toi qui me jurais, avant mon départ pour la Pension, que je serai toujours ta préférée. Tu as bien changé d'avis entre temps, non ?" le taquina Lou
- "OOOH la vilaine ! Jalouse ? Viens mon petit..; Et si c'était encore d'actualité, malgré toute ton étrange indifférence envers nous tous ?" s'attendrit le grand père
- "Ce n'était pas de l'indifférence, grand père, mais une protection... Je t'expliquerai !"
Elle l'embrassa enfin sur le front. Il lui prit la main, la serra avec force, et ne la lâcha plus.
Roland les suivit derrière le fauteuil roulant électrique, conduit d'une main experte par le grand père, jusque dans le Hall d'entrée où les petits trépignaient d'impatience. Tout le monde était là, même Pierre et Suzy...
Luciole
A SUIVRE
ROMAN : "Gare à l'eau qui dort" - cliquez sur les phrases ci-dessous :
Tags : Le Roi déchu, le grand père despote, le handicap, le fauteuil roulant, l'infirmier, la petite fille, l'affrontement, les reproches, les critiques
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Commentaires
Bonsoir Luciole,
Je rigole en voyant ton gif des Beatles, c'est mon groupe préféré, mais il en manque un lol !
Je viens prendre de tes nouvelles qui j'espère sont meilleures. Tes jambes vont elles mieux ?
Aline a rendez-vous le 27, je ne sais pas si elle reprendra ses chimios ou pas, c'est le stresse.
Passe une bonne soirée, prends soin de toi, grosses bises, Véronique
7eglantine lilasDimanche 23 Janvier 2022 à 09:13ah la "vieillerie"! elle est parfois cruelle envers les plus jeunes, peut-être parce qu'elle n'est capable de faire, elle ...
bon dimanche :-)
bises
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Il ne devrait pas trop se plaindre. Il est bien entouré. En EPHAD, ce serait bien autre chose!
Oups , il n'y va pas de main morte le grand - père mais l'arrivée des petits va désamorcer les choses .
Bon vendredi
Bises
Et bien, quelle remontée de bretelles de la part du grand-père. Il n'a pas tort, mais il aurait pu employer plus de diplomatie !
Bises et bon vendredi - Zaza
Merci de tout coeur de ta visite, ma chère Véronique. ça va tranquilou ! Tjrs en traitement pour mes jambes, mais on ne bouge plus assez non plus ! C'est vrai qu'on s'isole de plus en plus en vieillissant ! Mais à cause aussi du blog, du roman.... Puis des RV médicaux ( alors ça, à la pelle !) .. Pas facile de tout concilier ! Ce foutu virus nous pourrit la vie aussi : pas moyen de sortir, d'aller au resto, au bar, au cinéma : rien ! galère ! Toutes nos réunions sont supprimées. C'est difficile d'être repliés sur le couple ...
Mais c'est pour tout le monde pareil. Pour toi aussi, je suppose ! J'espère que ta fille va mieux ?
C'est bizarre, mon com est en gris alors qu'il devrait être en vert ? Surtout, ne tape sur Word puis copier coller ici, car ça met la pagaille dans le blog; Merci bcp !Je t'embrasse fort ainsi que ta fille
Bonsoir Luciole,
Oui je comprend très bien ce grand-père, ce n'est pas facile de vieillir oh non. On s'isole, le caractère change car on s'aperçoit qu'on arrive plus à suivre.
Comment vas-tu ma petite Luciole ? Je te souhaite une bonne soirée, prends soin de toi, grosses bises Véronique
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Bonjour chère Luciole,
Superbe, que l'arrivée des petits à ce moment précis. Tout au long de ma lecture, j'y pensais aussi. Quant au grand-père, j'aurais imaginé pire, sais-tu, alors j'ai bien hâte de voir la suite ...
Bon vendredi et douce fin de semaine,
Gros bisous ♥